Pagaille à Place-D'ArmesChaque matin, travail dans le Vieux-Montréal oblige, je descends à la station Place-D'armes. Ce matin, c'est un véritable cirque qui s'est déroulé sous mes yeux, cirque dont je fus bien malgré moi l'instigateur. Explications.
Je monte l'escalier et me dirige vers les
foutus tourniquets (
ici et
ici). J'attends patiemment en ligne pour les franchir, prisonnier dans une mer de monde (c'est après tout la station officielle du Complexe Desjardins, du Palais des Congrès, du Centre de commerce mondial de Montréal, du Complexe Guy-Favreau, de la Caisse de dépôt et placement du Québec, et du Vieux-Montréal; rien que ça). Il est 7h44, comme à l'habitude.
Une vieille dame (60, 70 ans?) est plantée de l'autre côté des tourniquets, la main tendue en forme de réceptacle prêt à recevoir nos offrandes. Évidemment, ce spectacle est monnaie courante dans le coin, mais dans les trois autres coins aussi. Les gens franchissent les trucs à trois bras sans même la regarder. Il est pourtant difficile de la manquer, sa misère rayonne dans toute la station. À quelques pas de franchir à mon tour l'horreur en métal, ce qu'elle murmurait en boucle me vint enfin aux oreilles :
« Z'auriez pas un ticket de métro, je veux aller voir mon fils qui est malade.
»Bon. J'ai habité deux ans dans une tour de 18 étages au coin St-Urbain/René-Lévesque, et croyez-moi, j'ai tout, mais alors là TOUT entendu. Mes enfants sont malades, j'ai faim, t'as-tu cinq piasses pour que je m'achète du pot, juste une cenne noire pour un beau sourire, s'cuse t'as-tu deux piasses genre, etc. J'en suis venu à me faire une carapace, je n'écoute plus, je ne regarde plus, mais surtout, je ne donne plus.
Nous sommes le 2 novembre, j'ai une toute nouvelle carte autobus-métro, la dame veut aller visiter son fils, je m'adonne à passer par là et à être de bonne humeur, et c'est tout.
2+2=5.
Je sors mon portefeuille de ma poche, franchis le trépied horizontal, sors ma carte, regarde la dame, lui montre ma carte, elle sourit, moi aussi, je lui fais signe de passer, elle fait quelques pas, je passe ma carte dans la fente, et CLAC!!!
Elle franchit le truc.
-Merci monsieur.
-Bienvenue.
C'est là que tout chavire.
-HEY!! HEYYYY!!!!!!!!!!!
Hurlement primitif, dans mes oreilles, à 7h45. Je me retourne, abasourdi par tant de sauvagerie, pour faire face au malappris.
Fuck...
Deux agents de surveillance.
Et rien à voir avec cette photo. Non. Deux malabars d'environ 6 pieds 3, chaque, avancent vers moi. Deux vrais Vikings, la barbe, l'origine scandinave et le sang dans les cheveux en moins. Appelons-les, pour les besoins de la cause, Affolé et Dégénéré. Je déteste les gens qui ne savent pas vivre, agents de surveillance ou non.
Affolé : Hey! On t'a vu, on t'a vu!
Moi : ...
Dégénéré : Madame, madame!!!
Les deux agents arrivaient du Palais des Congrès, un café Tim Horton à la main. Ils sont donc du même côté de la barrière que moi. Je me retourne et regarde la dame disparaître nonchalamment dans l'escalier. J'ai soudainement l'impression qu'elle n'attendait que cela, qu'un bon samaritain lui ouvre tout grand le tourniquet de l'enfer pour qu'elle puisse enfin aller se jeter devant le métro.
Affolé : C'était qui ça? Ta mère?
Moi : Non, j'la connais pas.
Dégénéré : Tu fais passer du monde que tu connais pas?
Moi : Elle quêtait un billet. J'l'ai faite passer avec ma carte.
Des gens ralentissent le pas, observent, écoutent, attendent. À peine quelques secondes se sont écoulées depuis le CLAC fatidique. Après avoir assisté à mon crime, certains ont décidé de rester pour suivre mon procès.
Les deux mastodontes se dressent devant moi. Je ne peux visiblement aller nulle part, bien que ça ne m'ait jamais effleuré l'esprit de me pousser.
Dégénéré : C'est quoi ton nom?
Moi : Pourquoi?
Dégénéré : Tu fais quoi dans 'vie?
Moi : Traducteur.
Arriéré : Traducteur? Les traducteurs, c'est du monde brillant ça, non? Comment ça tu viens d'faire une niaiserie d'même?!?
Moi : Définissez
niaiserie, s'il vous plaît.
Dégénéré : Quoi??!?
C'est alors qu'une voix féminine sort de nulle part :
-Laissez-le tranquille!
Les deux agents se retournent et tentent, tout comme moi d'ailleurs, de voir qui a dit ça.
Arriéré : Hey le monde, on s'en mêle pas OK? On continue pis on va travailler.
Dégénéré : Ta niaiserie, c'est qu'tu viens de faire passer quelqu'un a'ec ta carte, pis qu't'as pas l'droit, pis ça fait qu't'es dans l'trouble à matin.
Moi : Ok. Merci, c'est plus clair.
Un homme dans la cinquantaine, très bien habillé, coiffé, droit, mallette à la main, journal Métro roulé dans l'autre, ne se gêne pas et se plante à côté de moi :
-Hey franchement les gars,
come on, y'a laissé passer une vieille madame malade...
Dégénéré : Monsieur, vous êtes qui vous, vous faites quoi là?!?!? Vous êtes pas mêlé à ça.
À ma grande surprise, l'homme va jusqu'au bout :
-M'as t'en faire chus pas mêlé à ça! On l'a vu l'monsieur faire passer la femme, on est toutes témoins, pis y'a ben faite de l'faire à part de d'ça.
Moi : Monsieur, monsieur, merci, mais j'crois pas que...
L'homme me coupe au beau milieu de ma phrase et y va de son plus beau :
-Belle gang de criss... Vous aimez ça écoeurer le monde, hein? Courez don après ceux qui font des graffitis, pis des vols, pis laissez tranquille le monde qui aide les autres, ostie!
J'étais sous le choc. C'est alors que la même voix féminine retentit à nouveau (et là j'ai vu de qui ça provenait), mais je ne pourrais reproduire ici ce qu'elle a dit, les deux agents commençaient à parler en même temps, et surtout à s'énerver, parce l'homme continuait sur sa lancée!
La situation se corsait, je ne savais pas quoi faire, j'avais envie de m'en mêler, ce fiasco étant après tout mon oeuvre, mais en même temps, je n'étais pas d'accord avec la tournure des événements.
Dégénéré commence à sortir de ses gonds. Je regarde donc Arriéré.
Moi : Je fais quoi?
Arriéré : Quoi?
Moi : JE FAIS QUOI??!?
Arriéré : Tu restes là!
Trois ou quatre passants enguirlandent maintenant les agents. Parmi eux, un homme que je vois chaque matin dans l'autobus depuis deux ans!
Moi : J'ai une contravention ou pas?
Arriéré : Hey, tu vois pas qu'on est débordés?!? Tu vois toute la marde que t'as
starté?! Si t'avais pas faite ta Mère Thérésâ...
Moi : N'importe quoi...
Le conflit se dissipait peu à peu, surtout après que Dégénéré ait menacé d'émettre un constat d'infraction à tout le monde ici présent. Une nouvelle mer de monde se pointe dans le haut de l'escalier.
Arriéré et Dégénéré réussissent enfin à disperser la petite foule. Ils me font signe de me tasser sur le côté. Ils semblent tous deux ébranlés. C'est ici que Dégénéré devient Secoué, et Arriéré, Déconcerté. Et c'est ici que je passe d'Effronté à Coopératif.
Secoué : Pfffffff... Ciboire, ça s'peux-tu?!?!?
Coopératif : Désolé.
Secoué : Bon. Là, tu vas aller travailler, pis oublie pas une affaire : le métro, c'est pas gratuit, le monde, y payent pour prendre ça, pis la madame, elle aurait dû payer comme tout le monde. T'avais pas d'affaires à la faire passer.
Coopératif : Je l'sais. Désolé.
Déconcerté : Tu l'as déjà dit, ça. Awèye, circulez.
Une fois à l'extérieur, je me suis rendu compte que je tremblais un peu.
Je regarde ma montre.
7h50.
Six minutes plus tôt, j'enfreignais la loi. Six minutes plus tard, et surtout une rencontre avec deux Vikings et une horde de villageois enragés plus tard, j'étais enfin libre.
J'espère que votre fils va mieux, madame.
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